Retraites, décentralisation, sécurité sociale, fonctionnaires :

Les enjeux d’un conflit social par Vincent Smith

C’est donc pour « sauver » les retraites par répartition que le gouvernement engage « la réforme nécessaire » : une politique d’allongement des durées de cotisation en fonction de l’augmentation de l’espérance de vie et le passage à une base de calcul des pensions moins favorable, notamment dans le secteur public.

C’est également pour apporter plus de « proximité » aux citoyens que « la » décentralisation a été inscrite au cœur de la constitution sans réel débat, pendant que les regards étaient tournés vers l’Irak.

Des « consultations » sont organisées pour donner à ces réformes des allures consensuelles, et les grands médias relaient largement leur caractère « nécessaire », mais on ne soumet absolument pas au grand public les véritables enjeux de société qui sous-tendent la politique actuelle : il s’agit de déterminer la place et les responsabilités que l’Etat doit assumer dans notre société.

Les retraites : un levier de désengagement de l’Etat

En appliquant finalement au public des mesures qui étaient passées dans le privé sous le gouvernement Balladur en 1993, le gouvernement ne fait que poursuivre une politique globale de marginalisation de la retraite par répartition : malgré l’augmentation de la production de richesse, le pays renonce à financer une retraite de base correcte pour tous. La réforme annocée a en effet l’incroyable audace de proposer comme situation de référence (cotisation complète pour une retraite à taux plein) un cas de figure qui ne pourra concerner qu’une petite minorité. En effet, avec l’allongement de la durée des études - même pour des postes peu qualifiés - et le recours massif à la précarité, au temps partiel, aux licenciements, et à la pré-retraite dans l’économie actuelle (sans parler des obstacles supplémentaires pour les femmes à accomplir une carrière complète !), il est totalement irréaliste pour une grande partie de la population d’espérer arriver aux durées de cotisation prévues, indexées progressivement sur l’espérance de vie selon le souhait du MEDEF.

De fait, les cotisants seront soumis à une baisse drastique de leur retraite de base, ce qui devra les inciter à recourir aux produits de capitalisation privés que proposent banques et assurances, encouragées par l’Etat. Si soudainement, les « fonds de pension à la française » ont disparu de la rhétorique de nos dirigeants, c’est simplement parce des scandales financiers à la Enron ont ruiné de nombreux retraités américains et que la bourse s’est effondrée depuis trois ans, ce qui ne permet plus de faire miroiter des gains exponentiels aux clients, bien au contraire ; de nombreux petits actionnaires ont le sentiment d’avoir été bernés par les mythes de « démocratie actionnariale ».

Il s’agit néanmoins de jouer sur l’individualisme triomphant et de faire croire à chacun qu’il s’en tirera toujours mieux en plaçant de l’argent pour lui-même plutôt qu’en s’appuyant sur un principe de solidarité : il faudra payer plus, mais au moins ce sera « entièrement pour soi ». Par cette promesse cynique assurant que l’égoïsme est le meilleur moteur pour la société, on trompe lourdement les gens car on ne leur révèle pas la quantité de moyens qui leur seront nécessaires pour obtenir des prestations comparables, voire supérieures à celles des services publics : seule une minorité, la plus favorisée, déchargée des impératifs de solidarité et de redistribution, pourra faire valoriser ses richesses et ses privilèges dans des proportions vertigineuses. L’opposition public-privé vise à désigner de faux privilégiés pour permettre à de vrais privilégiés d’imposer un système totalement dévolu à leur pouvoir et leurs intérêts.

Dévalorisation de la valeur du travail au profit du capital

Evidemment, les bas salaires n’auront pas les moyens de recourir à ces produits financiers ; pour les milieux populaires, ouvriers, employés à faibles revenus, la seule politique du gouvernement consiste à leur promettre la « sécurité », ce qui est en phase avec le repli de l’Etat sur ses fonctions régaliennes en matière de police, justice et armée. S’ils souhaitent plus de moyens pour préparer leur avenir, ils pourront accumuler plusieurs emplois, comme aux Etats-Unis - modèle ultime du néo-libéralisme mondialisé - où la « valorisation du travail » appelée de ses vœux par le MEDEF et la majorité actuelle correspond en fait largement à une dévalorisation de la valeur courante du travail, moins rémunéré avec des conditions de travail dégradées, des contraintes de productivité toujours plus grandes, et une banalisation de la précarité et de la « flexibilité ». Les critères de valeur du travail sont entièrement livrés au patronat, qui par son obsession à employer moins et moins bien pour augmenter les bénéfices et mieux rémunérer les actionnaires, dévalorise complètement le travail par rapport au capital. Seul un travail très qualifié dans des domaines à haute rentabilité marchande « mérite » des rémunérations importantes consacrant sa « valeur ».

De manière assez paradoxale, la rhétorique néo-libérale place le « chef d’entreprise » au centre de la production de richesse et donc de la politique de l’emploi, bien que les patrons n’aient de cesse de chercher à se débarrasser d’employés, constamment assimilés à des « charges ». Le travail de la majorité des gens n’est qu’un « coût » à réduire - seul celui des « entrepreneurs » est considéré comme « producteur de richesse » : c’est pourquoi la politique néo-libérale de l’emploi ne consiste qu’à demander aux uns tous les sacrifices (précarité, flexibilité, annualisation, chômage...) tandis qu’on donne tous les avantages aux autres (baisse des impôts, baisse des cotisations, déductions de charges, aides diverses...). Cela explique aussi pourquoi aujourd’hui, on ne parle que d’une seule réforme possible pour les retraites : tout ce qui toucherait à toute forme de fiscalité et d’augmentation de cotisation est exclu a priori, car le MEDEF y est totalement opposé. Selon le patronat, la réforme de notre système de retraite doit organiser le désengagement de l’Etat au profit du secteur privé.

Le plus terrible, c’est qu’en favorisant les formules de pensions privées, on crée des conflits d’intérêts déchirants. Le retraité croit y gagner mais à supposer qu’un crash boursier ne vienne pas le ruiner, son intérêt personnel est concurrent de celui de ses propres enfants en activité : en effet, en tant que souscripteur à un fonds de pension, il met une forte pression sur les entreprises où est placé son capital pour obtenir une rémunération généreuse, et il incite donc ces entreprises à licencier pour maintenir une bonne « marge de rentabilité ». Retraités et actifs sont montés les uns contre les autres et chacun a intérêt de fait à la disparition de l’autre.

Une décentralisation au service des patrons et du « dégraissage » de la fonction publique

De même, la décentralisation en cours participe au désengagement de l’Etat sur tous les fronts sociaux. En matière d’Education, elle fait déjà exploser l’encadrement social des élèves dans les établissements : après la médecine scolaire, ce sont les assistantes sociales et les Conseillers d’orientation (COP) qui sont retirés des établissements pour de bon. Contrairement à ce que prétend le gouvernement, la « décentralisation » actuelle correspond à une réduction de la proximité (moins de services publics dans les zones insuffisamment rentables) : la « rationalisation » des services publics, qui procède par regroupements et concentration, avec les changements de statuts appropriés pour les fonctionnaires afin de pouvoir augmenter leur « productivité » et neutraliser leur capacité de revendication[1], correspond finalement d’un côté à une centralisation régionale (réduction des lieux de contact avec le public pour opérer des « économies d’échelle » dans de plus grosses structures régionales) et de l’autre, à une politique de sous-traitance maximale auprès d’entreprises privés - avec les changements de missions conséquents (faire du profit, au lieu d’améliorer le service égalitaire envers la population). Le management privé sert de méthode, et le chef d’entreprise est mis au cœur du système.

C’est dans cette logique que l’enseignement professionnel est voué à être ré-organisé en faveur d’un pilotage patronal local. Les patrons aspirent à faire financer par les collectivités locales - qui ne peuvent rien leur refuser puisqu’ils sont « les créateurs d’emploi » - la formation d’une main d’œuvre locale formattée à leurs besoins spécifiques à court terme. En revanche, ils seront libres de continuer à délocaliser et à jouer le consumérisme d’aides publiques sans scrupules : ils veulent la maîtrise de la formation initiale, mais pas les coûts et pas les responsabilités. A une époque où il est plus que jamais nécessaire de pouvoir s’adapter à des changements de métiers - car les entreprises n’hésitent pas à faire preuve de « mobilité » aux dépens de leurs employés - on renonce à accorder aux élèves du professionnel une formation de base adéquate ; seule la demande locale immédiate des patrons importe.

La baisse des impôts ou comment duper la majorité des gens au profit d’une minorité

Si l’on ajoute à cela le « déremboursement » de nombreux médicaments caractérisant un désengagement de l’Etat du système de sécurité sociale, les coupes importantes dans les budgets de recherche publique, le non-remplacement annoncé d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite[2], et la réduction de l’encadrement des jeunes (surveillants, emplois jeunes, éducateurs...) dans les établissements et dans les quartiers à un moment où pourtant les questions d’insécurité semblent justifier plus de moyens humains de proximité, on constate que partout, l’Etat se décharge de ses engagements sociaux en invoquant des « nécessités » budgétaires et le « pacte de stabilité » européen ; pourtant, en faisant de la « baisse des impôts » une « priorité » bénéficiant surtout à une minorité très aisée dans un contexte économique incertain, le président et son gouvernement ont fait des choix clairs : il s’agit de réduire radicalement les moyens accordés aux « services publics » et à la protection sociale pour « rendre » de l’argent aux plus riches par une baisse des impôts sur le revenu afin qu’ils alimentent l’économie et relancent l’emploi - ce qui implique parallèlement « d’assouplir » le droit du travail et les acquis sociaux pour « fluidifier » le marché du travail. Toute l’économie est mise au service du postulat idéologique de la primauté nécessaire des patrons comme génératrice d’emploi et de richesses. C’est cette même logique de « réduction des impôts avant tout » qui, poussée à l’extrême aux Etats-Unis, conduit à fermer des écoles publiques de manière anticipée jusqu’à la rentrée prochaine, faute de moyens pour financer la fin d’année[3] ; mais en France, les universités d’Orsay et de Toulouse III ont alerté l’opinion sur le fait qu’elles pourraient fermer une quinzaine de jours car elles n’avaient plus les moyens de faire face à leurs charges[4]. Au lieu d’investir pour construire des locaux plus rationnels et écologiques afin de pérenniser des structures moins coûteuses en frais de fonctionnement, l’Etat accuse une mauvaise gestion et veut renforcer « l’autonomie » des établissements - c’est-à-dire laisser les responsables assumer seuls les budgets en baisse et les sacrifices « nécessaires » pour s’y conformer.

Pour la majorité des gens, cette baisse des impôts sur le revenu, significative seulement pour les plus aisés, s’accompagne de conséquences douloureuses : augmentation de la fiscalité locale (logique, puisque l’Etat se décharge sur les collectivités locales sans attribuer des moyens correspondants), augmentation des charges quotidiennes à payer à des sous-traitants privés se substituant aux services publics, explosion des lignes budgétaires censées compenser la perte de protection sociale de l’Etat... La majorité des gens est incapable de financer individuellement le remplacement des prestations de services publics par des prestations commerciales équivalentes.

Un tournant décisif

Le gouvernement actuel souhaite faire prendre au pays un tournant décisif, qui exige de dépasser les hésitations et scrupules de gouvernements précédents, au-delà même de clivages traditionnels droite-gauche. En effet, si la gauche est traditionnellement attachée aux principes d’égalité et de redistribution que l’Etat doit garantir, une tradition gaullienne de droite accorde également une responsabilité sociale importante à l’Etat. En revanche, une partie de la gauche « libérale » en matière de libertés individuelles[5] transpose volontiers à l’économie ses aspirations d’émancipation à l’égard du potentiel oppressif de l’Etat contre les personnes, et rejoint de fait la vision des « libéraux » de droite, favorables à la prééminence des intérêts privés comme moteur vertueux du monde, dans la tradition du capitalisme anglo-saxon.

Placer la concurrence d’intérêts au cœur du système est devenu prioritaire par rapport aux principes républicains, dont on ne vante que les avatars économiques (« liberté » de disposer de la main d’œuvre et des bénéfices sans entraves, « fraternité » réduite au partage des dividendes des actionnaires, « égalité » seulement des « chances », comme à la lotterie qui fait payer le plus grand nombre dans l’espoir d’un succès individuel vertigineux qui ne touchera pourtant que quelques cas...). Pour faire admettre aux salariés flexibilité, précarité, temps partiel, gel des salaires, perte de pouvoir d’achat, dégradation des conditions de travail et suppression des acquis sociaux, on brandit les menaces de délocalisation (concurrence entre salariés du Nord et du Sud), de chômage (concurrence entre travailleurs et demandeurs d’emplois), de fuite des capitaux (concurrence entre les législations des différents pays) ; les générations sont montées les unes contre les autres sur le dossier des retraites, les spécificités du privé et du public sont opposées et utilisées alternativement pour dégrader les statuts des uns et des autres ; la mixité sociale est de plus en plus mise à mal par des processus avancés de ghettoïsation et de replis « identitaires ».

Les politiques ne défendent plus des choix de société, ils travaillent à adapter la société aux exigences d’une mondialisation économique néo-libérale annoncée comme aussi « inéluctable » que le mouvement des planètes ; pourtant, c’est bien par engagement intéressé et idéologique d’une minorité privilégiée contre les intérêts d’une très grande majorité qu’on avance à marche forcée sur cette voie. Ce n’est pas un hasard si ces réformes contre les services publics ont lieu alors qu’en 2004 doit être négociée la suite logique des accords sur le commerce mondialisé de marchandises (GATT) désormais consacrée aux services (l’AGCS[6]), et donc la libéralisation des services publics dans les pays où ce n’est pas encore fait. Qui informe le grand public sur ces négociations qui procèdent bien de décisions politiques, et non du cours des planètes ? Pourquoi les populations sont-elles tenues à l’écart de ces enjeux majeurs ? Pourquoi les citoyens sont-ils privés de débat sur la déresponsabilisation sociale de l’Etat ? Pourquoi la propagande sécuritaire n’est-elle pas mise en relation avec le renoncement de l’Etat à l’égard de toute autre forme d’autorité que celle qui s’appuie sur la menace, la répression et la force ? Pourquoi joue-t-on les candides face à la montées de l’influence des religieux dans des quartiers où l’Etat ne veut plus faire valoir la moindre autorité sociale et laisse le terrain à ceux qui veulent bien l’occuper ?

Dans nos pays très riches, les inégalités sociales s’accroissent et creusent l’écart entre une minorité repliée sur elle-même jouissant de ses richesses et de ses privilèges dans un système politique entièrement dévoué à ses intérêts, et une majorité vouée à des sacrifices permanents. De plus en plus, les milieux populaires et modestes, condamnés à envisager la vie en termes de « subsistance » ponctuée de quelques « luxes » consuméristes, ne croient plus aux politiques tellement ceux-ci clament leur impuissance face aux « forces lourdes » de l’économie (ultra-libérale) ; mais l’abstention qui en résulte arrange finalement ceux qui entendent annexer la démocratie aux intérêts des gros détenteurs de capital. Rien n’est fait pour dynamiser le débat public, la vie associative dans les quartiers, la conscience citoyenne : la citoyenneté devient un simple principe de pacification sociale, où il faut se conformer à des instructions et renoncer à toute part active, déléguée à des professionnels.

C’est pourquoi le conflit social qui s’engage est fondamental : soit on n’envisage les services publiques qu’en termes de « coûts » et de « charges » et on accepte de renoncer aux responsabilités sociales de l’Etat inscrites dans les principes fondateurs de notre république, soit on croit dans la dimension structurante de cohésion sociale de ces services, et il faut alors s’engager contre cette politique, et faire vivre la démocratie en réinvestissant la scène publique face au matraquage libéral. Pour les salariés, la grève et la manifestation sont aujourd’hui les seuls moyens disponibles pour défendre un choix de société égalitaire et solidaire face au dogmatisme idéologique de nos dirigeants.
Vincent Smith - le 4 mai 2003


[1] Cf. « Le Conseil d’Etat dénonce « une gestion exagérément égalitariste » des fonctionnaires » - Le Monde - 22 Mars 2003, Laetitia Van Eeckhout

[2] Cf. « Le nombre de fonctionnaires pourrait baisser de 30 000 en 2004 » - Le Monde - 25 Avril 2003, Virginie Malingre

[3] Cf.”Teaching Kids a Lesson” - The New York Times - 1er mai 2003, Bob Herbert

[4] Cf . « L’université d’Orsay ferme quinze jours faute de moyens » - Le Monde - 25 Janvier 2003, Luc Bronner et Patricia Jolly

[5] En Anglais, « liberal » désigne une vision progressiste au niveau social, et est fréquemment utilisé comme quasi-synonyme de « gauchiste », alors que désormais, en Français, « libéral » qualifie en premier lieu une politique de dérégulation des marchés laissant jouer le libre cours du capitalisme.

[6] Accord Général sur le Commerce et les Services